Les livres ont été et continuent à être aussi aujourd'hui la passion de ma vie. Je les accumule jusqu'à déborder ma table de chevet, je les lis -pas tous-, je les range -alphabétiquement, par genres littéraries, par langues, en deux lignes de fond...-, je les marque avec un ex-libris personnel qui représente une filigrane florale moderniste. Je promène la vue sur les murs tapissés, sur les piles des 'briques', sur les bureaux dont leurs surfaces disparues au-dessous des montagnes de papier qui menacent de s'effondrer. Enfin, je les touche, je les feuille, parfois je les lis aussi.
Mon grand-père avait une petite bibliothèque où j'ai appris la lecture. C'était une très jolie chambre, toute en bois de cerisier, avec des boiseries rouge sang qui masquaient tous les murs, à l'exception d'une ouverture pour la fenêtre, une autre à la porte et une cheminée en fer à côté de laquelle il y avait un fauteuil à oreilles avec le tissu des repose-bras délavé. Le plancher était formé par des carreaux dessinant un casse-tête géometrique partialement recouvert par un tapis marron avec des dessins mi-effacés. À l'hiver, c'était la chambre la plus confortable et j'y restais très longtemps, loin de la présence des adultes. C'est alors, quand je caressais avec volupté les dos en fourrure des livres avec des mots en or et j'osais me plonger au-dedans.
Un des livres que j'aimais le plus était Les aventures de Barbe-Rouge, dont l'auteur je ne l'ai jamais connu. Relié en cuir rouge et festons dorés, il avait les feuilles en papier jaunâtre et croustillant, qu'il fallait les déplacer avec une délicatesse extrême; les pages crépitaient et exhalaient une certaine odeur amère qui envahissait toute la chambre. Il y avait aussi des gravures en noir et blanc protégés par une lame en papier 'oignon' qui représentaient des scènes extrêmement cruelles, avec des cadavres fortement écrassés, ou des bateaux avec tous leurs appareils délicatement dessinés. Je passais soigneusement la main sur les illustrations, en ressentant les reliefs et cannelures de l'impression. J'aimais aussi les regarder longtemps, même avec l'aide d'une loupe, pour découvrir les petits détails. Enfin, tous les sens étaient engagés à la lecture de ces livres.
Maintenant, j'écris ce récit directement sur mon blog personnel, avec le dictionnaire en ligne ouvert et connecté sur Internet. Je fais une recherche sur Google books pour essayer d'identifier l'auteur de ce livre de l'enfance, mais il y a plus de 32.700 références, parmi elles, quelques BD chez Glénât ou chez Dargaud. Je trouve certaines oeuvres qui sont disponibles en PDF et je me promène au-dessus en parcourant rapidement les écrans sur la bar de déplacement qui est à droite. Je rénonce à ce propos en face de la magnitude de l'entreprise. Le seul bruit qu'on peut sentir, celui du système de réfrigération du portable qui s'active régulièrement. Et la touche rythmique sur le clavier ou les clics sur la souris substituent le frou-frou du papier.
En effet, la vie se charge de déplacer les personnes et les choses, de bousculer les lieux et les paysages.